dimanche 13 novembre 2016

Donna Haraway & la création

La lecture récente d'un ouvrage sur la pensée de Donna Haraway et son parcours intellectuel (Maria Puig de la Bellacasa, LES SAVOIRS SITUÉS DE SANDRA HARDING ET DONNA HARAWAY, Science et épistémologies féministes, L'Harmattan, 2014) a été à la fois un grand apaisement et une vive stimulation à continuer le travail et la lutte pour certaines formes d'art, de travail et d'existence au monde. L'ouvrage de cette universitaire, enseignante / chercheuse en science, féminisme et technologies, est très accessible et cite richement les ouvrages de Haraway plus ou moins facile d'accès en français, c'est donc une pensée transmise ici en seconde main de façon limpide me semble-t-il.




Gilles Aillaud, orang outang derrière la vitre, 1975, et détail . Huile sur toile, 135 x 120 cm


Haraway part d'une critique historique, sociologique et féministe des sciences, particulièrement de la biologie dans les années 70. Elle remet en cause les objectivités scientifiques, les méthodes et protocoles de validation dans ce qu'ils excluent et ignorent de façon «naturelle» pour en souligner le caractère genré et situé et donc relatif (et non absolu, non objectif). Elle souligne que toute expérience est située dans un temps historique avec ses propres camps idéologiques, des conditions matérielles particulières, des transformations en cours (du mouvement) et des possibles à créer. Elle nous offre ainsi ce concept de Chronotope (reprise de l'ancien « d'où parles-tu? »). Elle pointe aussi la notion d'Oeil détaché de tout corps, d'oeil objectif et de vision neutre de la Science comme d'un mensonge énoncé comme vrai par un Homme, Blanc, occidental et d'une science qui remplace le divin.


Miriam Cahn, Kleines Tier (Small Animal), 1998, huile sur toile 32 x 22 cm

Jamais Haraway (via Puig) n'évoque ni ne traite de l'art et de la création, à chaque instant, pourtant le rapport au vivant et aux formes de la création semble accueilli et considéré. Les formes du travail de création (d'un certain type de création bien sur, j'y reviendrai), sont, j'en suis sur, des formes vivantes mais mal nommées/mal identifiées, pas encore stabilisées et catégorisées, puisque justement elles sont en train d'apparaître. Dans l'atelier, au travail, des formes de vie luttent pour trouver une existence, jamais arrivée encore, mais dont il faut faire culture dans l'instant, pour l'intégrer et construire le travail en cours. Elle s'adresse ainsi à tous ces micros-moments, ces questions continues qui passent en tête pendant l'action et forcent à négocier en permanence avec l'envie de contrôle, même un certain autoritarisme que nous serions sommés d'avoir sur notre propre travail. Clôturer, fermer, unifier, identifier notre travail, voilà le danger, au risque d'une rupture d'avec les flux de vie et de faire un art «de professionnels de la profession». Cela c'est toute l'écologie du vivant de l'atelier qui résonne donc beaucoup en moi avec la pensée de Haraway.


Caroll Dunham untitled (purple) 1993-94, styrofoam sand crayon graphite oil on canvas 203 x 127 x 13 cm


Caroll Dunham, no nature, 1985-86

Maxime Thieffine, Disco, 2016. Huile et acrylique sur toile. 40 x 30 cm

Aaron Curry 2016, head trip, 236 x 196cm acrylic on canvas


Nicole Eisenman, Guy Capitalist, 2011, oil and mixed media on canvas, 76 × 60 in



Peter Saul, nervous woman, 2002, 101 x 76 cm

Elle accepte une ouverture au vivant et à sa mise en relation plurielle et hybride : animaux, êtres humains hors normes, êtres bâtards (l'Onco-Mouse, souris de laboratoire brevetée), technologie, végétal naturel ou modifié, bref elle nous situe dans ce que nous sommes et devenons un peu plus chaque jour. Pour elle, tout cela demande à être pensé et mis en relation plutôt que séparé/écarté et hiérarchisé selon des valeurs morales ou pré-conçues. Ces états et présence des naturecultures sans cesse évolutives, c'est moi, nous, nos relations, corps-corps, corps-objets, objets-sujets, animaux-robots, toutes ces définitions désormais moins nettes et plus fluides entre elles. Haraway part donc d'identités anciennes fracturées, multiples (je pense ainsi à Picabia et à sa revendication au droit à plusieurs styles), identités contradictoires, bricolées qui doivent re-formuler régulièrement leur alliance avec d'autres, inventer des rapports de cohabitation et d'alliance. Elle pense donc du point de vue de figures singulières, des «  créatures leviers d'imagination et d'espoirs  » et invente même des mots et appelle à nommer ces nouvelles combinaisons  : primates, cyborg, chiens, vampires, bombes, puces, gènes, toute une «ménagerie» qui a justement été inventée par l'art contemporain, au delà des transgenres. Elle pense donc comment on a définit l'humain, donc exclut ce qui ne l'est pas et sur comment la technologie et l'ingénierie biologique a écrit et modifié les frontières (l'ADN encodé, les cultures transgéniques, le fameux modèle du cyborg, mutant bio-technologique). Elle spécule sur des identités et cas limites pour voir comment se passent et se construisent des existences mutantes et quelles relations on établie avec elles.


Phyllis Galembo, photographie non identifiée

Maxime Thieffine, Chose, 2014, huile sur toile, fil et clous


Lee Lozano, no title (hygiène 3), 1961-63



J'entendais Tristan Garcia parlé de cela (ou presque) à la radio de ce NOUS défait, brisé en morceaux et de son idée de calques/couches d'identités multiples superposées. Triste pansement et pirouette timide alors que Haraway travaille et propose des situations et exemples incarnés, dramatiques, cruels, tendus et irrésolus mais qui me parlent terriblement. Cela libère du NOUS, qui sacrifie toujours un peu de réalité pour raboter et inclure universellement le maximum d'êtres et donc en laisser dehors forcément. Cette déprise du NOUS au profit de LIENS entre des situations, je la ressens comme un soulagement, par le fait de dire si simplement ce qu'il me semble vivre confusément. J'ai repensé au moment où j'ai découvert John Cage et son rapport à l'écoute, les modes, conditions et registres d'écoute plutôt qu'un rapport hiérarchique, paranoïaque, autoritaire à la musique, bonne/mauvaise. Une même bouffée d'air frais et dépressurisé, un don pour libérer du mouvement et de l'action individuelle.



Miriam Cahn, tierschiksal (animal destiny) 2004 oil on canvas 130 x 195 cm

Maria Lassnig, Lines of Fate, Re-lations VIII, 1994, oil on canvas


Jonathan Baldock and Emma Hart, washing machine, 2016


Eva Hesse, 1965, notitle, oil on canvas 87 x 104 vm


Eva Hesse, H+H, 1965, gouache vernis metal sur masonite, 67 x 70 x 13 cm



Mike Kelley, non identifié


Alberto Savinio, non identifié

Joan Semmel, multiple, 1999

Francis Picabia, ou sont les ames des bêtes

Nicole Eisenman, one eye, 2016, 144 x 114 cm


Victor Brauner, être rétracté en chien, 1949


Si tout cela paraît évident, c'est libérateur, non pas pour tout relativiser et dire que toute vérité se vaut (surtout pas) mais plutôt pour affiner le débat et les définitions de chacun. Pour ainsi SITUER les discours plutôt que définir des NOUS, des identités par catégories et sous catégories. Ici, j'ai beaucoup pensé à l'historie de l'art moderne et même ancien, aux -Ismes, mouvements et périodisations établies ne se définissant et se démarquant les unes contre/ à rebours des autres, en particulier dans l'art moderne avec ses manifestes et slogans, excluant hors du goût (bon) des formes, des pratiques et des œuvres très nombreuses que par ailleurs de nombreux artistes/commissaires ne cessent régulièrement de ré-inclure (pensons à Phyllida Barlow, Carole Rama, Alina Szapocznikow, Sheila Hicks, la sculpture figurative dans l'art contemporain, la céramique etc...)



Patrick Loughran, Rubenoir, 2010 céramique

Elizabeth Murray, sentimental education, 1982, oil on canvas 322 x 243.8 cm


Donc pas de nostalgie pour un temps idéal et naturel mais pas non plus d'hymne au libéralisme technologique. Plutôt un rapport ouvert et horizontal à l'impur, aux liens contre-nature. Pas de pureté ou purisme, pas de rupture ou table rase mais du lien sale, circonstancié, situé, subjectif avec les autres et le présent pour vivre et avancer. Il s'agit ici de voir d'en bas, d'où on se trouve (pensons à Bataille et Mike Kelley) et pas d'un point de vue surplombant. Pensons donc ici à ces innombrables textes de statements et communiqués de presse où l'artiste tente d'être au dessus de son travail (et pas dedans), d'en être le conférencier et le marketeur. Un «corps est un tissu de relations» dit-elle, à tous les sens du terme. Magnifique formule qui dit le mouvement et donc aussi la cruauté à figer les configurations pour les dire et les mettre en rapport. Ce travail parle donc autant du vivant à l'oeuvre dans la création que de sa représentation dans des formes de langage. Ici la situation de l'artiste est très concernée par ce que décrit Haraway, triplement : en tant qu'agent d'une création de formes de vies en devenir, dont il est responsable, en tant que cobaye premier de ce laboratoire aux frontières mouvantes entre lui et les formes et enfin en tant que représentant symbolique de ce travail en cours/en mouvement aux yeux des autres. Position hautement politique de visibilité, de défense et de lutte pour certaines formes d'art, d'oeuvres et de vies/modes de vies qui produisent ces formes. Politique pour ceux à qui ce rapport à la création parle.


Bruno Gironcoli, soax lup, 1972

Mike Kelley, non identifié, 1999

Bruce Conner, rat bastard II


Comme toujours en lisant cet ouvrage, je croise et tombe ou revoit des choses qui coincident parfaitement avec cette lecture  : par exemple un article sur Nicole Eisenman, ce livreacheté sur Alberto Savinio, ce dossier dans l'ordinateur sur Maria Lassnig ou l'exposition de Gilles Aillaud vue à la Galerie Loevenbruck, tout ceci m'a semblé parfaitement travaillé en peinture, dans des corps matériels (peinture, toile, couleurs) et symbolique (images / représentations). Et donc pour accompagner ce texte, un choix d'oeuvres d'art plastiques et une famille d'artistes ici rassemblées qui sont travaillées par des incarnations problématiques et irrésolues.

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